Midnight Hammer : la doctrine Trump du bombardement pacifique
Il est 2h15 du matin, le 22 juin, quand le sol commence à vibrer en Iran. Quand l’onde de choc retombe, Fordow, Natanz et Isfahan, les trois cœurs du programme nucléaire iranien sont "complètement et totalement oblitérés" par les frappes américaines, selon les dires de Donald Trump.
Mais tandis que les analystes s’extasient sur la précision des frappes, que Trump fanfaronne sur Fox News et que des vidéos des bombardiers B-2 tournent en boucle sur twitter, un autre front s'allume en silence : le détroit d’Ormuz. C'est moins spectaculaire que des bombes, mais infiniment plus stratégique pour les marchés.
Les sites stratégiques du programme nucléaire iranien. Source : Reuters
Lors d'une allocation peu de temps après l'attaque, Donald Trump a affirmé que les frappes américaines ont "complètement et totalement oblitéré" les infrastructures nucléaires iraniennes.
L’opération "Midnight Hammer" de la nuit dernière n’est pas une guerre : c’est une démonstration. C'est un exercice de projection de puissance pure, sans trace, sans blessé, sans image sanglante. On parle d'une centaine d’appareils engagés, notamment 7 bombardiers B-2 furtifs, 14 bombes MOP de 13 tonnes chacune, et des sous-marins lance-missiles.
Avion bombardier B-2 de l'US Air Force
Cette attaque a été possible grâce à une coordination interarmées impliquant le Cyber Command, le Strategic Command, l’Air Force, la Navy et l’EUCOM. Le tout exécuté avec un niveau de silence radio et de précision logistique remarquable.
En réalité, ce n’est ni une nouveauté technologique, ni un saut stratégique, mais c’est un changement de ton concret. On sait de quoi l'armée américaine est capable, Trump n’a pas inventé la guerre à distance, mais ce qui est certain, c'est qu'il la revendique fortement avec cette opération.
Il en fait une doctrine, il la théâtralise, et surtout, il en assume la logique politique : frapper fort, vite, sans s’enliser. Ce que les présidents précédents (Bush, Obama, Biden...) faisaient sans trop l'avouer, Trump le brandit comme une bannière.
Mais derrière cette vitrine de puissance, que reste-t-il ? Les marchés ont-ils compris ce que cette frappe impliquait ? Je pense que pour appréhender proprement cette situation, il faut séparer l’efficacité tactique de l'opération et sa valeur stratégique.
Depuis la guerre du Golfe, l’armée américaine perfectionne l’art de frapper à distance. Les frappes de 1991 sur Bagdad, les drones sous Obama, les opérations clandestines en Afrique... Tous ces épisodes avaient un point commun : l’évitement du déploiement au sol. Mais ce qui distingue Trump de ses prédécesseurs, ce n’est pas la méthode, c’est l’attitude.
"L’Iran a désormais deux choix : la paix ou la tragédie", déclare-t-il à la télévision dans un discours de 3 minutes. C'est à se demander s'il ne se voit pas déjà en première page des prochains manuels d'histoire, brandissant un prix nobel de la paix après avoir bombardé un pays...
Trump est fidèle à lui-même, il ne cherche pas à convaincre, encore moins à expliquer. Il annonce, il montre et il performe.
On le voit bien avec le récit de l’opération Midnight Hammer, presque pensé pour être rejoué en boucle sur Fox News. Deux escadrilles de B-2 sont déployées, la première, dont les avions de ravitaillement avaient les transpondeurs activés, traverse le Pacifique dans une trajectoire visible. Les médias s’en emparent et parlent d’une démonstration de force.
Avions ravitailleurs de carburant repérés sur adsbexchange.com - nuit du 20 juin au 21 juin
Pendant ce temps, une deuxième escadrille, furtive, invisible, passe par l’Atlantique et entre dans l’espace aérien iranien sans déclencher la moindre alerte radar.
Les cibles sont précises : Fordow, Natanz, Isfahan. Des installations enterrées sous des dizaines, parfois centaines de mètres de roche. Fordow, par exemple, est enfoncé de 80 à 100 mètres sous une montagne, protégé contre presque tout ce qu’Israël peut lancer. Presque, car il n’y a qu’une seule bombe (non nucléaire) capable de détruire une telle fortification : la GBU‑57 MOP (Massive Ordnance Penetrator).
Source : Reuters
C'est une ogive de 13 tonnes conçue pour pulvériser les bunkers les plus profonds. Et seuls les États-Unis possèdent à la fois la bombe et la plateforme pour la livrer, le bombardier furtif B-2.
Et alors que le vice-président JD Vance faisait encore semblant d'hésiter sur la participation des US à cette guerre, les bombes sont soudain tombées. 14 MOP au total. Il est difficile de mesurer précisément l'étendue des dégats, mais d'après des images satellites post-raid, Fordow semble montrer des cratères, ce qui laisse penser que les frappes ont touché leur cible.
Source : Maxar Technologies
Et le site de Natanz, dont les centrifugeuses avaient déjà été gravement endommagées par des frappes israéliennes précédentes, est achevé. Le site d'Isfahan, lui, est ciblé pour son rôle dans la chaîne de traitement de l’uranium.
Source : Reuters
Mais la surprise ne vient pas du résultat ; elle vient du silence. Aucun tir de riposte, aucun drone kamikaze, aucune roquette sur Erbil, sur Haïfa, sur la flotte américaine. À la télévision iranienne, un officiel déclare que les sites étaient vides depuis plusieurs jours, les stocks d’uranium déplacés, le personnel évacué. L’AIEA, le lendemain, confirme : aucune radiation, aucun danger pour les civils.
Autrement dit, tout le monde savait. L’Iran savait qu’il allait être frappé, et en effet, on a pu repérer un flux de véhicules évacuant des infrastructures critiques vulnérables via des images satellites avant l'attaque.
Source : Maxar Technologies
Les États-Unis savaient que la frappe devait avoir lieu, parce qu’Israël était à bout, mais aussi parce que Trump voulait montrer que la guerre moderne, quand elle est américaine, c'est aussi une performance médiatique.
Il reste que selon moi, cette opération, aussi spectaculaire soit-elle, ne change pas l’équation stratégique. L’Iran a encaissé, il n’a pas répondu (pas encore). Mais l’enjeu pour les marchés ne se trouve pas à Fordow ; il se trouve dans le pétrole, les routes maritimes, les alliances régionales. Et là, aucun bombardier ne peut vraiment verouiller la suite des événements.
Peu de temps après l'attaque et la diffusion du discours de Trump, plus de 50 tankers amorcent des manœuvres de fuite dans la zone du détroit d'Ormuz. Comme évoqué dans un rapport précédent, les données marines parlent d’elles-mêmes : les flux se resserrent, les itinéraires changent, la densité diminue.
Source : Marinetraffic
Le Kohzan Maru, un pétrolier au pavillon britannique (ci-dessus à droite), fait demi-tour à pleine vitesse au sud du détroit vers 4h du matin cette nuit.
Et pour cause. Ce n’est pas à Natanz que l’Iran ripostera : c’est en mer. Dans ce couloir maritime par lequel transite près de 20% du pétrole mondial, et que Téhéran peut verrouiller en quelques heures (en théorie).
Mines, drones, vedettes, attaques indirectes via des proxy... L’arsenal asymétrique iranien a été conçu pour ce scénario depuis 40 ans. Il ne s'agit pas de savoir s'ils peuvent bloquer le détroit, il s'agit de savoir quand ils décideront que le jeu en vaut la chandelle.
La menace de fermer ce détroit a historiquement été brandie à multiples reprises sans conséquence réelle, mais aujourd'hui, Polymarket affiche une probabilité de 41% que le détroit soit bloqué avant juillet.
Source : Polymarket
VISION
Je pense que dans ces circonstances, beaucoup s'attendent à voir un énorme gap à l'ouverture des marchés sur les actifs concernés (pétrole, or, equities US...) mais ce n'est pas mon cas.
Il y aura certainement un gap oui, mais raisonnable. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'un gap, dans des conditions ou la diplomatie semble lointaine, sonne le début d'un mouvement, pas la fin. Malgré les headlines fatalistes des journaux, ce n'est pas la fin du monde, et selon moi, ce que le marché va certainement mal pricer, c’est le scénario lent.
L’Iran n’a aucun intérêt à répondre dans l’instant. Ce serait jouer le jeu de Trump et lui offrir une guerre télévisée. Et de toute manière, malgré les menaces, ils n'ont pas la capacité de réellement faire mal aux États-Unis sans risquer un suicide total.
Le scénario le plus probable selon moi pour l'Iran est donc d'instaurer une guerre d’usure énergétique : sabotages réguliers, menaces diffuses, attaques non revendiquées, perturbations logistiques, etc.
C’est ce que j'ose appeler du bruit stratégique : un niveau de tension suffisant pour maintenir une prime de risque sur l’énergie, ralentir les flux commerciaux, user les nerfs des occidentaux et d'Israël, mais sans franchir le seuil de la sur-riposte américaine.
Pourquoi je pense cela ? Car il y a un précédent historique, c’est le jeu que l’Iran a mené avec les Houthis en mer Rouge, et c'est simplement la seule carte que l'Iran a en main. Il faut se demander, qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire d'autre ? Les quelques 400+ missiles envoyés en Israël ont fait des dégats certes, mais combien de temps peuvent-ils continuer ?
Tout de même, sur les marchés, ce scénario est inconfortable car il ne donne pas de catalyseur clair. Pas de ligne rouge, pas de choc immédiat, juste une montée lente du risque, une déstabilisation diffuse. Sauf fermeture totale du détroit d'Ormuz, je ne pense pas que le pétrole va spike à 120$ à l'ouverture. Il va plutôt progressivement s'apprécier à mesure que l'escalade continue, comme c'est le cas depuis le 13 juin.
Je reste donc positionné à l'achat, pas de raison de sortir pour le moment, le risque est clairement plus à la hausse qu'à la baisse.
Prix du pétrole WTI - 23 mai 2025 / 22 juin 2025
De même pour l'or, loin des contraintes physiques d'Ormuz, cet actif refuge va continuer de faire briller nos portefeuilles comme il le fait si bien depuis fin 2023. Pas de raison de s'en séparer maintenant, on continue de profiter de cette escalade du risque.
Prix de l'or- 24 mai 2024 / 22 juin 2025
Je conclus en disant que nous allons entendre beaucoup de ce "bruit stratégique" dont je parle dans ces prochaines semaines, et potentiellement prochains mois si les appels au cessez-le-feu de la Russie, la Chine, la France etc ne sont pas entendus.
Donc le vrai scénario à anticiper est une escalade lente et insidieuse, jouée à coups de mines sous-marines, de drones, de sabotage de tankers ou de cyberattaques sur infrastructures. Une guerre par doses qui nourrit l’incertitude sans jamais enclencher un conflit ouvert à très grande échelle.
EDIT 22 juin à 20h52 :
Certains rapports évoquent des brouillages GPS massifs dans la zone du détroit d’Ormuz.
Source : Flightradar24
Ce n’est pas nouveau, mais le timing est amusant, ça sent fort ce dont j'ai parlé quelques paragraphes plus haut : des sabotages iraniens pour riposter sans se suicider. Le brouillage GPS, c’est une vieille spécialité locale, une manière de brouiller les pistes au sens propre comme au figuré pour continuer de se battre avec les armes dont ils disposent.